Début du roman

« Dès le réveil, une soif de vengeance la tourmentait. Elle se cristallisait et s’intensifiait alors qu’elle buvait son café légèrement sucré du matin et fumait sa première cigarette. Pourtant, Amanda n’avait pas toujours été aussi vindicative. Enfant, c’était une créature délicieuse, ignorant la colère et le ressentiment. […] Mais au fil du temps, les choses avaient pris un tour différent.

Ses premiers doutes avaient surgi à l’époque où elle approfondissait les concepts des principaux nihilistes européens pour rédiger sa thèse de philosophie. Ces doutes devinrent certitudes après le naufrage de son mariage. Enfin, ses échecs successifs alors que, jeune auteur de polar, elle tentait de se frayer un chemin dans la jungle du monde éditorial, avaient contribué à la rendre définitivement amère.

Aujourd’hui, à cinquante ans passés, son ex-mari était remarié, sa fille vivait à Londres et son nouveau compagnon était en proie à une obsession sénile pour le tango. Elle avait publié une dizaine de livres, fait quasiment le tour de toutes les intrigues policières imaginables sans pour autant atteindre le nirvana des best-sellers et des chèques à cinq zéros. Voilà pourquoi Amanda se réveillait chaque matin en ruminant des scénarios de vengeance qui devenaient plus violents à mesure que la journée déclinait. Et tel le soleil avançant invariablement vers le ponant, elle voyait sa vie atteindre la fin de sa trajectoire sans que rien de réellement intéressant ne lui soit arrivé. Une animosité diffuse, à l’égard du monde entier, avait fini par faire naître chez elle un irrésistible besoin de vengeance. Mais jusqu’à présent, elle avait réussi à gérer son contentieux avec l’univers en concentrant sa frustration sur les désagréments du quotidien. »