Il n'a jamais été trop tard
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Lola Lafon
Journal d'une année
Il n’a jamais été trop tard n’est ni un roman ni un essai. Autofiction ? Journal intime ? Le livre débute en France en hiver 2023 pour prendre fin un an plus tard. Tels des exercices d’écriture, chaque mois a son billet. C’est un ouvrage pour les amoureux des mots. Lola Lafon le résume ainsi « J’écris quand je ne sais pas. Quand je ne sais pas si je saurai un jour. Ces pages ne sont pas le lieu d’un territoire que j’imagine conquis, d’un terrain marqué de certitudes. Ce livre est une histoire en cours. L’histoire ce qui nous traverse, une histoire qu’on conjuguerait à tous les singuliers.»
Lola Lafon y mêle réflexions politiques, sociétales accompagnées de notes plus personnelles. Il ne s’agit pas d’être d’accord ou non, de juger ou non, il est ici question d’écriture. Le lecteur plonge ainsi dans la tête de l’auteure. Elle manie le style et les tournures de phrases avec un grand talent. Son écriture imagée et poétique est un régal, un pur délice, une sucrerie. J’ai eu envie de le lire tout haut pour m’imprégner encore plus de ce beau texte.
« Devient-on, adulte, celle qui aurait pu nous sauver de notre adolescence ? »
Lola Lafon : une brillante écrivaine
Elle a écrit une quinzaine de romans. En 2003, son premier roman Une fièvre impossible à négocier est publié chez Flammarion. Entre autres, elle publie La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014) qui a été récompensé d’une dizaine de prix. Best-seller, il a été traduit dans plus de dix langues. C’est l’histoire (librement adaptée) de Nadia Comăneci, une gymnaste roumaine et américaine. A côté, elle écrit aussi des nouvelles et des chroniques dans des journaux notamment dans Libération depuis 2023.

Un régal ! Un beau livre qui photographie avec justesse un fragment de notre époque en France.
Extraits
Page 91 – souvenir de vacances
« C’est un début d’automne ordinaire, j’ai treize ans. Dans les Landes, où j’ai passé les vacances, tous les après-midi, je m’évade dans la forêt à vélo, roulant à toute allure dans les chemins sablonneux. Etre hors d’haleine est un but, s’essouffler, une nécessité. La vitesse permet-elle d’échapper à soi-même ? La solitude est tangible, elle est épaisse, une glu, elle prend au cœur, elle coupe le souffle et la faim.
Un matin, ma mère me tend un petit paquet, c’est un cahier bleu, tout simple. Il n’a pas le charme enfantin des « journaux intimes » de petites filles, dotés d’une serrure et d’une clé miniature.
A la première page, je découvre qu’elle a écrit quelques lignes au crayon. Puisqu’il est devenu si difficile de se parler, puisque je ne connais plus que le langage de la privation, de la soustraction et du refus, puissent ces pages blanches me comprendre mieux qu’elle ne parvient à le faire, qu’elles soient le lieu d’une conversation, même si elle reste secrète.
Ce cahier à la couverture d’un bleu pâle ne sera ni un journal ni un roman. Il se remplira de textes courts : des portraits de proches, à qui on n’ose pas dire sa peur de les perdre, des textes acérés observant sans pitié les atermoiements des adultes, des listes éperdues, tout ce qu’on veut absolument vivre avant d’être trop vieille. Je l’appellerai « esquisses », ce cahier, celles d’une affamée. «
Page 131 – elle décrit avec justesse le dédouanement des hommes concernant les abus sexuels
« Interrogez votre grand-mère. Votre mère. Demandez à vos sœurs. A vos copines. A vos collègues. Questionnez celles dont l’entourage vante la « solidité ». A celles qui assurent qu’il ne leur est jamais rien arrivé de grave, demandez ce qui leur est arrivé de pas grave.
Demandez aux femmes le nombre de fois où elles ont « consenti » au sexe sous la pression, qu’elle soit amoureuse, économique, professionnelle ou affective. Parce que c’était plus simple. Parce qu’on n’osait pas faire autrement. Dire oui parce qu’on n’a pas appris à dire non.
Ces mots qui vous seront confiés, considérez-les comme une photographie révélée ; celle d’un espace souterrain que vous ignorez : le paysage intime, tristement secret, des femmes que vous côtoyez. Ces mots formeront une liste, une énumération aride, répétitive. Vous entendrez, je le crains, les mêmes détails, les mêmes souvenirs.
Vous arguez que vous n’êtes pas responsables de ce que d’autres commettent. Mais ces « autres », ce sont vos amis, vos collègues, vos voisins, vos pères, vos fils. Vous les connaissez. Votre rôle ne peut se borner à endosser celui, flatteur, du type bien qui compatit. De celui qui attend, en coulisses, l’issue d’un combat qui ne le regarde jamais.
N’attendez pas des femmes qu’elles changent seules les règles d’un système dont elles sont victimes, d’un ordre du monde qu’elles n’ont pas contribué à créer. »
L'avis de Charlotte
Lola Lafon s’interroge et de ce fait nous interroge. Elle ne nous assène pas ses croyances mais fait son état des lieux en laissant la porte ouverte à la réflexion.
Profondément féministe, elle argumente en ce sens et cette fois, il s’agit de faits établis, pas de débat possible. Par contre, on peut y réfléchir, s’interroger, se renseigner. Je me suis délectée de ce livre lisant le plus doucement possible pour savourer chaque page.
L’auteure arrive avec talent à poser des mots sur l’innommable, sur la vérité, difficulté, réalité d’être une femme en 2023, sur le cynisme des politiques et sur l’injustice sociale.
A offrir à des personnes qui préfèrent les essais aux romans, à des lycéens, à vos amis, votre famille, vos collègues. C’est un livre universel.
9/10
- Page Babelio
- Pour l’acheter chez votre libraire (EAN : 9782234097872)