Page 196 – Après avoir appris le suicide passé d’une femme du village, le policier Nourio s’interroge sur lui-même.
« Sur le trajet, Nourio songea à ce qu’il lui avait dit sur sa femme. Beaucoup de mots pour peu de choses : était-elle la seule à ne pas se sentir à sa place, et à ne jamais la trouver ? Et lui donc, dans ce coin perdu du monde, était-il à la sienne ? N’aurait-il pas pu, ailleurs, aspirer à une autre vie, d’autres fonctions plus importantes, en harmonie avec son intelligence et ses capacités ? Connaître et mâcher cette amertume, était-ce une raison suffisante pour s’ôter la vie ?
Le suicide avait toujours paru au Policier la mort la plus lâche qui soit, non parce qu’elle était un outrage à la vie, que d’aucuns, mais pas lui, considèrent comme le bien le plus précieux, mais parce qu’elle évitait d’affronter l’inconnu majeur lié à la fin de toute existence. Ne pas savoir où, comment, ni à quelle heure l’homme rencontre sa mort, être conscient de cela, ne rien pouvoir y faire, continuer à être malgré tout, témoigne d’un courage grandiose. Se confronter à ce mystère grandit l’homme. Toute chose que le suicide évite en signant la couardise de celle ou de celui qui choisit l’heure et la méthode.
Nourio avait ainsi un certain nombre d’idées clairement établies, sur la vie, le monde, la mort et les choses. Ce qu’il croyait être des pensées profondes n’étaient en vérité que des crétineries, qu’il conservait précieusement dans sa bibliothèque mentale, dont les rayons encombrés témoignaient de son ennui et de sa médiocrité raisonneuse. »
p.200 – L’auteur écrit ici un coup de foudre. Tellement difficile à décrire et pourtant, je trouve que l’auteur y arrive somptueusement.
« Il suspendit sa phrase, non par pudeur de dire une nouvelle tragique mais parce que Baraj venait de se rendre compte que la fillette le regardait et qu’elle souriait, qu’elle lui souriait, qu’elle lui donnait le plus beau et le plus pur des sourires, à lui auquel d’ordinaire on n’offrait rien d’autre qu’une visage fermé, hostile ou dédaigneux, car les gens n’apercevaient que ses gros traits de bête, la paillasse sur son crâne, son corps immense et raide, ses mains malades, sa peau de crapaud, et se disaient qu’à l’intérieur, l’âme devait être faite des mêmes matériaux grossiers et mal équarris.
Jamais Baraj n’avait connu cela.
Un sourire.
Le sourire de Lémia.
Et le sourire entra dans son cœur solitaire où n’habitaient jusque-là, dans un coin, que Mes Beaux mais qu’il poussa d’un coup pour lui faire la plus belle des places, en même temps que dans son âme passait un poème, ange de silence, doigts fins et doux, aux yeux de sainte fraîche, toujours à toi mes pensées et ma force, ainsi va la promesse, et Baraj, qui ne savait plus comment faire, qui n’avait peut-être jamais vraiment su tant sa vie depuis l’enfance n’avait été emplie que des coupures et d’entailles, tordit ses grosses lèvres et plissa ses yeux énormes pour tenter de rendre à Lémia son sourire.
Et Lémia sut lire comme cela devait être ce que d’aucuns auraient pris pour une grotesque grimace, et son visage merveilleux devint dans le taudis obscur un grand soleil. »