La nuit au cœur
-
Nathacha Appanah
Un livre de femmes
La nuit au cœur, le douzième roman de Nathacha Appanah est un IMMENSE coup de cœur !
A travers trois histoires, celle de l’auteure, celle de sa cousine Emma (en 2000) et celle de Chahinez Daoud (en mai 2021), Nathacha Appanah explore l’emprise, la violence des hommes sur les femmes, le féminicide. L’auteure qui a elle-même vécue une relation d’emprise violente lorsqu’elle avait vingt-cinq ans explique page 85 : « Il y a en moi à la fois une grande fatigue et une grande vigilance. Je suis épuisée mais je refuse de m’assoupir. Dans cet état double où mon esprit se débat avec mon corps, je sens confusément que je suis à la fois celle que j’étais avant cette nuit et celle qui est sortie de cette nuit. Je suis ici, allongée, les yeux ouverts, et aussi une autre qui se tient à côté, un ersatz de moi-même fait de morceaux de cette nuit que j’ai découpés et avalés. Aucune version n’est intacte. Les deux portent la honte, le chagrin, le sentiment de déchéance, l’envie de vivre. Vivre, oui. Encore. Comment est-ce possible, cette folie d’avoir envie de continuer à vivre encore des jours et des nuits ? Comment est-ce possible de penser à cela, au nouveau jour qui se lèvera dans quelques heures et à la vie que je pourrais mener ? ».
Les trois hommes au cœur de l’histoire sont des protagonistes du roman mais il s’agit véritablement d’un livre de femmes. Ce sont elles les héroïnes (au sens noble). Eux n’ont ni prénoms ni noms, seulement des initiales (MB, RD et HC). En leur retirant leur nom, l’auteure les déshumanise à leur juste valeur. Au final, peu importe leurs noms, seuls leurs ignobles actes leur survivront.
Ils ont fait taire leur femme non pas en divorçant, non pas en les quittant mais en les brutalisant, en les mettant à terre, en les brûlant, en les assassinant.
Dans les médias, les victimes de féminicides ne sont que des disparues dont on oublie parfois le nom. Une seule photo publiée semble nous autoriser à les juger. Il faut dire que l’horreur de la situation est si intense que notre cerveau cherche une explication rationnelle. Mais ce sont bien eux les coupables, ces hommes sans noms, sans visages, ceux là même qui ne prennent pas les plaintes des femmes au sérieux, ces pères qui ont montré à leurs fils comment traiter les femmes, ces hommes qui insultent, méprisent, jalousent, battent, violent, surveillent, effraient, brûlent leurs femmes. Elles étaient pourtant bien vivantes, agréables, joyeuses, joviales, souvent mères, tentaient de s’en sortir par tous les moyens.
On ne montre pas le visage de ces hommes au nom de quoi ? Quelle présomption d’innocence y a-t-il à respecter lorsqu’un mari brûle sa femme vivante en pleine rue devant pléthore de témoins ? Pourquoi la honte n’est-elle pas jetée sur eux ? Pourquoi la honte est-elle sur ces femmes, celle-ci avec son voile, on la juge derrière notre télévision, on se dit tout bas « elle l’a bien cherché », « elle n’avait qu’à partir », « pourquoi n’a-t-elle pas porté plainte ». Ce sont eux qui devraient pourrir de honte, ce sont leurs visages qui devraient être affichés avec un « assassin » marqué en rouge sur leurs fronts, ce sont eux qui devraient souffrir.
https://www.feminicides.fr/
Le terme féminicide est paru au Journal Officiel en 2014. Il vient du latin femina (= femelle) et de caedere (= tuer), le -cide signifie trancher, couper.Il y a quelques années, on parlait encore de « crime passionnel », une expression inepte qui laissait à penser que l’homme trop amoureux tuait par amour. Le pauvre épris était alors rapidement pardonné, jugé à de faibles peines, presque excusé dans l’opinion publique tandis que la femme se voyait jugée, si en plus elle avait un amant on excusait presque son pauvre mari trahi. Il n’y a qu’à replonger dans les archives de la presse qui traitait du meurtre de Marie Trintignant en 2003 : « Quiproquo de la passion » (Rock & Folk, octobre 2003), « Ils s’aimaient à la folie » (Paris Match, 31 juillet 2003).
- Lien vers l’article explicatif « Cinq faits essentiels à connaître sur le féminicide » (ONU Femmes (unwomen), 2024)
- Lien vers l’article « Féminicide, itinéraire d’un mot pour dire le crime » (L. Daycard, 2024, Le Monde diplomatique)
Dans quelle société vivons-nous en 2025 pour que les femmes qui sont maltraitées aient honte ? Que ces mères aient tellement peur qu’on leur retire leurs enfants qu’elles décident de rester avec un homme qui risque chaque soir de les tuer ?
Comment peut-on accepter qu’un policier en charge de recueillir les plaintes de ces femmes soit connu pour violenter lui-même sa femme ?
Extraits
Page 124
« Souvent, depuis que j’ai décidé d’écrire ce livre, je perds la foi en ce travail. Ce projet fou de retourner la peau d’une partie de ma vie en racontant son angle mort et sa violence, d’aller à la recherche d’Emma et y parvenir à peine parce que c’est trop tard, de retenir Chahinez dans la lumière du jour à tout prix. De raconter leur mort à toutes les deux même si aucun vivant ne peut réellement parler de ça, de cette chose inéluctable que chacun d’entre nous traverse, absolument seul. De lier ces deux femmes à ma vie, à croire qu’elles m’attendaient, tels des fantômes patients, de tricoter entre nous une sororité, de les tenir comme ça, à bout de bras, dans une sorte d’obscurité, de silence et d’impuissance de l’écriture. »
Page 127 – L’auteure rencontre les parents de Chahinez Daoud
« Notre conversation dure plus d’une heure et le soir, à mon hôtel, je la réécoute avec une grande fébrilité. Elle est décousue, émaillée de pleurs, de silence, de petits détails. Quand je m’entends parler, c’est pour les ramener à Chahinez, avant son arrivée en France, mais si pour moi, c’est une part essentielle de mon récit, pour eux, c’est une part qui est encore ternie par la violence de la mort de leur fille. Je me rends compte que pour eux, cet avant-là, c’est devenu un mirage, un lieu où leur fille vivait sans peur, le cœur optimiste, l’esprit libre et ils ne sont pas encore prêts à y retourner, pas encore.
Je me demande quel est le bon moment du récit. Je veux dire ce moment, ni trop tôt, ni trop tard, quand la mémoire est encore intacte, avant que l’oubli s’installe, ce moment où l’émotion, l’analyse et la perspective sont à parts égales.
Je voudrais tellement être au rendez-vous de ce moment-là et alors, ce récit serait le plus complet possible, avec une enfance, une adolescence, des rires et des secrets. »
L'avis de Charlotte
C’est un récit tranchant, tendu qu’on lit en retenant notre souffle. L’écriture est sublime, poétique. Ce roman est un bijou qui va gagner de nombreux prix cette année.
9/10
- Page Babelio
- Pour l’acheter chez votre libraire (EAN : 9782073080028)




